« Ragouj » : sur le mur de l’absence, un feuilleton peint la Tunisie en couleurs éternelles
Ragouj : le feuilleton tunisien qui a planté un jardin de lumières dans le désert de la télévision
Je ne regarde plus la télévision. Je l’ai exilée de mon univers, remplacée par un vidéoprojecteur, ce cylindre lumineux qui, tel un sorcier, conjure des mondes sur le mur nu de mon salon. Je choisis mes mirages, je contrôle le flux, je dompte les images comme on apprivoise des fauves. Pourtant, chaque Ramadan, je cède. Par nostalgie, par soif de me fondre dans le bruissement familier de la Tunisie lointaine, à des milliers de kilomètres de mes nuits parisiennes.
Et puis, un soir, YouTube m’a tendu un piège envoûtant : une bande-annonce. « Ragouj ». Un titre rugueux comme la terre oubliée, un plan-séquence hypnotique, une caméra dansante entre les corps, les regards, les silences. Moi, dont les yeux furent sculptés aux ateliers Florent, moi, dont le regard s’aiguisa dans les salles obscures de Paris 8, je sais reconnaître l’étincelle. Une séquence suffit. J’ai attendu, patiente et sceptique, que l’hiver enveloppe Paris de son manteau glacial. Puis, j’ai projeté l’intégralité du feuilleton d’un seul souffle, comme on avale un grimoire interdit. Sur le mur blanc, alors, la magie a jailli.
Les murs de mon appartement parisien se sont effacés. À leur place, des collines tunisiennes ont germé, des voix rauques et douces ont chuchoté en dialecte, des lumières dorées ont tracé des chemins vers Ragouj, ce village fantôme devenu soudain cœur battant de l’écran. Le vidéoprojecteur, ce complice muet, n’était plus qu’un passeur. Entre mes mains, un verre de thé refroidissait, Paris grelottait dehors, mais dans la pièce : la Tunisie dansait, saignait, riait, et je n’étais plus une exilée, mais une spectatrice ensorcelée, les doigts tremblants accrochés à l’invisible.
« Ragouj » n’était pas un feuilleton. C’était une incantation.
Imaginez une nuit où les étoiles descendent sur terre pour danser entre les ruelles d’un village oublié. C’est ainsi que Ragouj s’impose à l’écran : une symphonie humaine, un feu d’artifice de chair, de mots et de lumières qui redéfinit l’âme de la scène audiovisuelle tunisienne.
Les acteurs(rices) : des vrai(e)s artistes qui sculptent l’émotion avec justesse
Chaque plan est une scène de théâtre où les acteurs, telles des divinités anciennes, respirent la vie. Leur jeu ? Une alchimie entre rigueur classique et fulgurances improvisées. Fatma Ben Saidane, Bahri Rahali, Saber Oueslati, Amira Chebli, Yasmine Dimessi, Hela Ayed, Fatma Sfar, Aziz Jebali,Walid Ayedi, Rym Ayed et tous les autres sans exception incarnent leurs rôles avec une intensité qui arrache les larmes et déclenche les rires, comme si chaque regard, chaque silence, était un monologue shakespearien. Leur formation théâtrale se devine dans la précision des gestes, la maîtrise du souffle, une famille artistique où la synergie éclate à l’écran, transformant le plateau en miroir de nos propres vies.
Le scénario : une poésie qui s’échappe des trippes
Les dialogues sont ciselés dans l’argile du dialecte tunisien, mélangeant les accents du Nord au Sud comme des couleurs sur une palette. Le scénario, écrit d’un ton à la fois tendre et rebelle, est un hommage au patrimoine linguistique, une déclaration d’amour aux mots qui voyagent entre les générations. Les phrases dansent entre métaphores et réalisme cru, abordant sans fard la corruption, les inégalités, les droits des femmes, le viol, le harcèlement, ou le labeur silencieux des travailleuses des terres. Rien n’est tabou, tout est nuancé par une humanité qui évite le sermon.
Images : La Tunisie peinte en lumières
Le cadre est une caresse. Sous l’œil de Chams Ghorab et Hazem Ayed , la région méconnue de Ragouj se révèle dans une splendeur quasi mythique. Les collines ondulent sous un ciel infini, les maisons de pierre chuchotent des légendes, et la lumière, toujours cette lumière, joue entre ombre et or, comme si chaque image était un tableau de maître. Les repérages, minutieux, transforment les paysages en personnages à part entière, rappelant que la Tunisie est une mosaïque de beautés secrètes.
Les personnages : un carnaval à la Kusturica
Ici, le burlesque se mêle au tragique. Des figures hautes en couleur, parfois grotesques, souvent touchantes, évoquent l’univers d’Emir Kusturica , un hommage vibrant, jamais plagiaire. Le réalisateur Abdel Hamid Bouchnak, nourri de ces influences, tisse une « Cerise Tunisienne » où la folie des hommes croise la grâce des destins brisés. Ces personnages, portés par des seconds rôles étincelants (comme le truculent Mabrouk), sont autant de clins d’œil à un cinéma ethnique, brut et onirique.
Hamza Bouchnak, donne moi un do et je te livre du beau
La bande-son est un personnage à part entière. Hamza Bouchnak, tel un alchimiste, recompose le feuilleton note après note. Entre mélopées traditionnelles et ruptures électro, sa musique épouse les tensions, les douceurs, les révoltes. Chaque accord est un battement de cœur, chaque silence un suspense, une relecture audacieuse qui transcende l’écran.
Une tribu de visionnaires
Derrière la magie, des noms : le réalisateur Abdelhamid Bouchnak, dont la vision audacieuse guide l’ensemble ; les costumières, qui habillent les âmes autant que les corps avec des fleurs et des bottes en plastiques en hommage à nos courageuses paysannes ; les monteurs, sculpteurs du temps. Et tant d’autres techniciens, éclairagistes, scriptes, une armée d’artisans dont les mains invisibles tiennent l’édifice.
Ragouj n’est pas une série. C’est un miroir tendu, un cri, une étreinte. Une œuvre qui prouve que l’art, quand il est porté par la passion et le talent, peut éclairer même les nuits les plus sombres. La Tunisie, à travers lui, se redécouvre , et le monde, s’il est sage, devrait regarder.
Merci les artistes
Merci .
Deux syllabes trop petites pour contenir l’immensité. Merci d’avoir creusé, entre mon salon parisien et les collines de Tunisie, un tunnel où poussent des fleurs sauvages. Pas n’importe quelles fleurs : celles qui naissent entre les fissures des roches, celles qui résistent aux vents arides, celles que les femmes du Sud cueillent en silence, comme des prières.
Ce feuilleton fut une boussole. Il a fait germer dans mon exil un jardin où les souvenirs ont des racines de jasmin et des pétales d’argile. Chaque scène, une graine. Chaque dialogue, une goutte d’eau. Et maintenant, sur le mur blanc, il reste une tache de lumière, une porte entrouverte, une promesse.
Vous m’avez rappelé que la terre n’est pas un décor, mais une mémoire. Que les fleurs ne sont pas des ornements, mais des alphabets. Elles épellent l’appartenance, la résistance, la beauté crue des horizons lointains. Ragouj a transformé mon appartement en chambre d’échos : ici, le vent apporte des chants de bergers, là, l’odeur des oliviers pressés se mêle au parfum du thé à la menthe refroidi.
Alors oui, merci.
Pour ce tunnel fleuri où marcher, les yeux fermés, suffit à retrouver le goût du ciel tunisien.
Pour avoir fait de mon mur blanc un miroir qui reflète, non pas mon visage,
mais l’âme entière d’un pays.
La vôtre.
La nôtre.
Et quand l’écran s’éteint, il reste ceci :
la terre est un chant,
les fleurs, des phares,
et la Tunisie, toujours,
une étoile cousue dans la doublure de la nuit.
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