Par l'artiste Tunisienne Alia Derouiche Cherif

Au nom de la terre mère et des Saintes d’esprits

Je suis née un 13 août, en Tunisie à l’aube d’une journée ensoleillée, avec ma mère nous avons poussé nos cris de délivrance jusqu’ au bout du couloir de l’hôpital Aziza Othmana, l’hôpital le plus ancien de Tunis. Fondé en 1662, il porte le nom de sa fondatrice, une princesse tunisienne appartenant à la dynastie beycale des Mauradites , sa postérité elle la doit à son émancipation, sa beauté et son savoir. Elle a reçu une éducation solide avec pour maîtres des érudits qui lui font bien découvrir sa civilisation, connue sous le surnom de « Aziza » qui veut dire la « chérie », elle était aimée et adulée de tous pour ses actions charitables, avant de quitter le bas monde, elle affranchit les esclaves, fait donation de ses biens, maria les pauvres et soigna les malades.

cet hôpital situé à la rue de la kasbah, un lieu mythique qui rassemblait le peuple depuis des décennies, entre la rue azzafine qui vient du verbe « azafa » qui signifie « jouer de la musique », le lieu de réunion des musiciens et le souk Enhass « le marché du cuivre », le rythme de la musique s’entrechoquait aux coups de marteaux .

Aziza Othmena par l'artiste Tunisienne Mouna Jemal Siala, Pixel art 2021

Aziza Othmena par l’artiste Tunisienne Mouna Jemal Siala, Pixel art 2021

Le 13 août est un jour férié, les Tunisiens et les Tunisiennes fêtent les acquis de nos femmes grâce au président Habib Bourguiba, le père fondateur du code du statut personnel (CSP) de 1956, qui a imposé aux courants conservateurs de la société une nouvelle vision et des droits pour leurs femmes, en proclamant « le principe de l’égalité de l’homme et de la femme » sur le plan de la citoyenneté, il abolit la polygamie, il impose un âge-limite de 17 ans pour le mariage des jeunes femmes et avec leurs consentements, il institue le divorce judiciaire au lieu du divorce religieux qui se résumait à une simple répudiation orale, ainsi que le droit de la mère de la tutelle sur les enfants en cas du décès du père … Le CSP est maintenu par les successeurs de Bourguiba, les Tunisiennes se félicitent de cet acquis qui lui vaut la place de la femme la plus émancipée du monde arabe.

…. Je suis née dans un pays arabo-musulman qui respecte les femmes, c’est la promesse que la vie me faisait et j’y croyais fort … même si les actes ne suivaient pas vraiment… je me suis résignée comme beaucoup de mes compatriotes à faire valoir mes droits.

J’ai connu des jours insouciants et heureux au quartier de la Manouba, une ville de la banlieue nord-ouest de Tunis. Si on croit à l’étymologie du mot Manouba qui est un mot punique cela signifie le « marché agricole ». Manouba était le faubourg des beys de Tunis, ils venaient profiter de la verdure de la ville qui compte une vingtaine de palais. J’entendais beaucoup d’anecdotes et d’histoires de gloire et de défaites, racontées par les anciens du quartier, mais la plus belle des histoires est celle de « Lalla AÏcha Manoubia »… Née Aïcha Manoubia Bint Omrane Ben Slimane al-Manoubi à la fin du XIIe siècle, la sainte protectrice de la région, une femme exceptionnelle.

Lalla Manoubia attirait une vénération et un respect égal à tous les saints de la Tunisie, des pèlerins viennent de partout chercher sa protection et se prémunir contre les mauvais sorts, le sanctuaire très modeste de Manoubia se trouve au fond d’une impasse, à quelques mètres de mon école, j’y allais souvent pendant mes récréations, pour m’approvisionner de nougats et des bonbons, écouter le son du « bandir » ( un instrument de percussion) qui retentissait en célébration des évènements heureux et aussi danser et voire les femmes se livrer le corps et l’esprit à des transes assez impressionnantes .

J’adorais ce lieu de festivité, c’était un refuge original, on y trouvait une belle ambiance chaleureuse, de l’eau pour se rafraîchir, des nouveaux amis, et même un bon couscous préparé sur place par les donateurs qui accomplissent leurs promesses de sacrifice quand Lalla Manoubia aide à exaucer leurs vœux.

Dans ce modeste sanctuaire, j’ai vu des femmes rire, pleurer, se confier, se livrer, c’était un univers très féminin, et très intime. Sachant que de même Manoubia est la seule sainte de Tunis à accueillir un rituel masculin, les hommes qui la visitaient reconnaissent en elle le protégé disciple de Sidi Belhsan Chedli qui l’a adhéré à sa célèbre confrérie Châdilîya, et a encouragé son ascension parmi les hommes et lui a transmis son plus grand savoir en dépit des résistances et des médisances.

Le sanctuaire de Lalla Manoubia est un lieu chargé d’histoires et de rêves, et je demandais qu’à rêver à cet âge…

D'après une photo de Lehnert et Landrock par l'artiste Tunisienne Alia Derouiche Cherif

D’après une photo de Lehnert et Landrock par l’artiste Tunisienne Alia Derouiche Cherif     

Lalla Manoubia révèle d’un genre de sainteté féminin exceptionnel, elle fait fi de la règle de non-mixité, elle a occupé l’espace public par l’action, elle franchissait l’interdit, séduisait, assumait, elle aimait intensément et librement.

Dans une union commune à tous les soufis mais privilégiée pour Manoubia, on dit que dieu lui a offert en dot le droit de réciter que trois prières par jour au lieu de cinq, il arrive même que Manoubia passait des jours sans invoquer dieu « si le cœur n’y est pas, la langue n’y peut rien » disait-elle, et elle lui consacrait aussi des longues retraites solitaires.

Petite j’allais rendre visite à mes grands-parents qui habitaient le quartier de Bab Jedid (l’une des portes de la médina de Tunis) la porte des forgerons, le lieu est connu pour ses grandes demeures, mes grands-parents partageaient une en famille, le lieu abritait aussi le siège du fameux Club de foot le « Club Africain » et un de mes oncles était la star montante de l’équipe, tout le quartier nous connaissait, et nous rendait visite spécialement pendant les matchs « derby ». Dans la maison la mixité qui se faisait rare dans nos célébrations et fêtes était possible, la seule télévision dans la grande cour de la maison rassemblait « Pois chiche et raisin secs » un vieux dictant tunisien qui exprime la mixité, et une fois le match fini on allait remercier Lella Arbia la sainte protectrice de Bab Jedid et la contemporaine du grand saint de Tunis Sidi Mehrez .

Les histoires de grandes dames ont marqué mon éducation de femme en devenir : khadija et Aïcha et leurs rôles dans la geste Mohamadienne ; Râba’ a al – Adawiya figure majeure de la spiritualité soufie ; la Kehena symbôle de la résistance; Elissa ou Didon la maline fondatrice de carthage ; Hbiba msika et sa musique libertine…) ces modèles féminins qui ont transgressé les frontières de leur sexe infériorisé, et ont réussi à occuper des rangs supérieurs.

J’ai grandi avec leurs histoires, au creux de cette ville aux multiples visages, entre mythes et vérité, j’ai nourri ma mémoire, en m’attribuant le légitime droit de continuer à faire valoir, comme mes ancêtres, une reconnaissance de notre rôle à écrire l’histoire, dans une société capable à la fois de nous vénérer et de nous opprimer .

Après quelques années de scolarisation à l’école républicaine gratuite et obligatoire, comme l’imposait Bourguiba pour sortir le pays de l’ignorance , j’avais bien raison de croire au patriarche de la nouvelle Tunisie. Mes bonnes notes à l’école, m’ont permis de m’envoler ailleurs pour finir mes études universitaires à la ville lumière Paris…

J’ai quitté ma Tunisie natale et ses traditions encore conservatrices, pour adopter une nouvelle ville occidentale pleine de promesses pour mes vingt ans en quête de liberté, d’aventures et d’indépendance. J’étais en quête de compléter ce qui manquait à mon savoir et à mes inspirations.

J’ai vécu un Paris qui bousculait mes convictions, qui me surprenaient et qui mettaient à rude épreuve parfois la norme physique et psychologique de la jeune femme que j’étais, il fallait engager un nouveau devenir…

On me parlait souvent d’un terme provocateur de susceptibilités « l’intégration ». Comment puis-je me désintégrer de tous ce que je suis pour devenir ce que je ne sais pas encore ? Et pourquoi ? Ce que je suis n’a pas de valeur dans ce nouvel endroit ? Pourquoi ne pas exister tel qu’on est ? Avec tous ce que nous sommes ? Partager était plus approprié et plus intéressant que s’intégrer !

Ici même et après 17 ans « d’intégration » et portant la nationalité française, on m’attribue encore le statut de : la maghrébine, et ses dérivés : l’Orientale, l’exotique, « la beurette » ? C’est quoi une « beurette »? Je ne parlais pas le « verlan », mais j’ai compris que ces termes étaient plus une source de souffrance et d’exclusion …

Digital art par l'artiste Tunisienne Olfa Dabbabï

Digital art par l’artiste Tunisienne Olfa Dabbabï

La vie en France, m’a appris ce que signifiaient ici les communautés: les crises identitaires de la majorité, des sentiments et des situations encore plus délicates comme la discrimination, le racisme, le favoritisme. Je ne ressentais pas les choses comme ceux qui sont nés en France, j’étais très ancrée dans mon identité dite « maghrébine » et je l’assumais, je répondais à la curiosité occidentale par ma curiosité orientale, mes échanges avec les autres étaient moins méfiants, et plus dans une démarche de découverte que de jugement, je ne souffrais pas de ma « maghrébinité » au contraire elle était mon arme de séduction. J’aime emmener les autres en voyage à travers mes plats, mon accent, mes produits de beauté à base d’huile d’argan d’olive ou d’argile, j’avais un univers différent, ils avaient le leur aussi, et les espaces ressemblaient un peu à nos frontières, les Français venaient chez moi avec une simple présentation d’une identité, par contre quand je voulais y aller chez eux la démarche était plus laborieuse et il fallait attendre, et passer par des formalités et des démarches un peu plus compliqués. Ils avaient peur de l’autre et j’avais envie d’aller vers les autres… Le processus est compliqué mais exaltant et stimulant.

Je suis une « maghrébine de France », un titre qui en dit long, dans l’histoire de mes compatriotes Franco-maghrébine, et peu signifiant pour moi. Quand, j’étais en Tunisie je ne connaissais même pas ce terme : le Maghreb, c’est un peu comme la Ligue arabe ou l’Union africaine, des appellations qui ne représentent pour nous, les concernés, qu’un sous-titre sur les écrans de nos télévisions pendant le journal du 20Heure, ne changeait absolument rien à nos quotidiens ni à l’affection et aux échanges que nous avons les uns envers les autres c’est-à-dire les Tunisiens, les Marocains, les Algériens, les Mauritaniens et les Libyens. En vue de nos influences culturelles, nos origines communes et nomades, nous unir sous un simple titre sans actions concrètes est complètement absurde.

MAGHREBINE, est-ce un statut ? Est-ce une identité ? Est-ce une appartenance ? C’est quoi au juste ? Que faire avec de nos jours? Doit-on le réclamer ? L’imposer ? Le défendre ? L’occulter ? On ne nous a pas expliqué le concept nous les « maghrébins » et « maghrébines ».

Le maître soufi « Jalal al dîne Al Rûmi disait : « Partout où Dieu vous a béni, fleurissez », alors pour fleurir loin de ma terre, mon engrais était ma mémoire qu’on appelle ici « maghrébine », et mon soleil était les lumières de Paris qu’on appelle là-bas « al Ghorba » (l’étranger).

Tout m’intéressait dans cette ville grouillante de monde, d’ethnies et de culture, ma curiosité était le meilleur des remèdes, un élixir pour un mal qui rangeait une société en besoin de caser ses Humains dans les tiroirs des territoires. Les mots se bousculaient pour laisser exprimer une plume née d’une passion au cinéma, et embauchée en tant que Maghrébine à la rédaction de la radio arabophone de France Médias Monde, j’ai donc ainsi découvert ma passion pour le journalisme, un métier qui me ressemble. Et qui assouvi ma soif de savoir et ma curiosité.

Les révolutions arabes éclatèrent, et j’ai connu l’ascension professionnelle et humaine à travers la couverture de différents terrains, j’ai créé dangereusement et courageusement du contenu pour la presse francophone, je me suis aventurée à revenir chez moi, à la source, pendant son éclatement. Je dois la reconnaissance à mon talent de journaliste à la révolution du jasmin, à la place Tahrir en Egypte ou encore au soulèvement en Lybie et au Soudan… Rattrapée par mon histoire, je creuse un chemin dans les rochers à coup de plume …

La maghrébine dans la mémoire collective, est un peu comme ces femmes qui ont croisé ma vie en Tunisie, et qui l’ont marqué, qui l’ont inspiré, chacune d’elles est une épopée, une inspiration, par sa persévérance, sa mémoire, son combat quotidien…

Alors au nom de ma terre mère, de ces femmes et ces saintes saines d’esprits, je continuerais à écrire pour une reconnaissance de leurs statuts et leurs rôles au sein de la société, sans « les victimiser ni les diaboliser ».

0 réponses

Laisser un commentaire

Participez-vous à la discussion?
N'hésitez pas à contribuer!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *